XIII
L’IMPASSE

Bolitho, cramponné à la lisse de dunette, regardait le ciel envahi par une lumière de plus en plus vive. Sous ses doigts, la lisse était comme encroûtée de sel et il avait l’impression de toucher une pierre rugueuse. Mais les mouvements de plate-forme s’étaient atténués, maintenant que le Truculent, huniers bien gonflés, plongeait dans les hautes crêtes qui déferlaient sans relâche.

Le soleil qui essayait de percer dans la brume du matin lui faisait songer à un plat d’argent et les nuages confus en rangs serrés lui rappelaient le brouillard sur la Helford, chez lui, en Cornouailles. L’air était encore empli des odeurs de graisse qui sortaient de la cambuse et les marins étaient retournés au travail sur le pont, visiblement requinqués depuis qu’il avait suggéré à Poland de leur faire servir, avant toute chose, un bon repas chaud.

Il essayait d’imaginer le bâtiment, cap au suroît, plein vent arrière, ce qui devait lui donner l’air de bondir au-dessus de l’eau. Les plages claires et les fjords norvégiens se trouvaient quelque part, à environ quarante milles par le travers tribord. Et au-delà, il n’y avait plus que l’océan glacial arctique. Ils avaient encore une partie des côtes danoises par le travers, à une trentaine de milles si l’on en croyait les calculs d’estime du maître pilote. Trop loin pour-être en vue, mais encore dans la zone de patrouille de La Fringante. Il songeait à l’inimitié qu’éprouvait Poland pour le commandant de La Fringante. S’il avait disposé d’un peu plus de temps à Londres, il aurait pu essayer de trouver ce qui se cachait là-dessous. Il en doutait pourtant, cela ressemblait à un secret que les deux officiers gardaient jalousement, soit pour se protéger, soit pour se menacer mutuellement.

Il s’abrita les yeux pour observer ce qu’il se passait sur l’arrière, mais, depuis le pont, leur poursuivant restait invisible. Un rayon de soleil argenté l’éblouit et, avec une grimace, il se protégea l’œil de la main avant de refaire une tentative. Inskip était arrivé.

— Votre œil vous donne toujours du tracas ?

Bolitho ôta vivement sa main.

— Non – et plus lentement : Voyez-vous un peu mieux ce qu’il se passe, maintenant que nous avons gagné le large ?

Il lui fallait essayer de cacher l’étonnement que lui inspirait une remarque aussi naïve, Inskip n’avait aucune raison de savoir quoi que ce fût. En outre, il avait encore une chance de récupérer totalement son œil. Etait-ce totalement aléatoire ? Peut-être, mais cela ne le troublait guère. Inskip lui sourit :

— Je soupçonne que l’on peut se fier à votre Allday bien plus qu’à cette fichue mer.

Bolitho remarqua alors seulement qu’il exhalait une odeur de rhum qu’on ne lui connaissait pas et que sa figure, d’ordinaire assez pâle, était rubiconde.

Inskip se racla la gorge à grand bruit :

— Du diable s’il ne m’a pas sorti une mixture de sa composition. Avec, pour principaux ingrédients, un gruau brûlant, du rhum et du brandy !

Bolitho regardait Poland en grande conversation avec son second. Ils avaient tous deux la tête levée en direction de la tête de mât. Ils envoyèrent enfin un officier marinier rejoindre la vigie en haut, une grosse lunette à la hanche.

— Que signifie ? demanda Inskip, soudain inquiet. Puis montrant du doigt le tableau : Ce français ne peut rien contre nous, sûrement ?

Campé de l’autre bord, Poland le regardait, toujours cet air qui ressemblait à de la méfiance :

— Si nous avions du temps à perdre, j’ordonnerais au commandant de virer de bord et d’aller voir ce que nous veut cette corvette. Il se frotta le menton, repassant la carte dans sa tête : Il continue à flairer nos suites. Un charognard, un chien errant qui vient nettoyer les os sur le champ de bataille.

Il entendit Poland ordonner :

— Paré à envoyer la grand-voile, monsieur Williams ! Je n’ai pas envie de perdre une miette de cette brise de demoiselle !

Le pont se mit à trembler et le gréement à gémir sous la traction de ce supplément de toile bien bordée.

Jenour se tenait près de l’habitacle, Bolitho se demanda s’il avait deviné la raison pour laquelle Poland augmentait la toile.

Inskip laissa tomber négligemment :

— Les yeux sont une étrange chose, il est vrai. Il ne remarqua pas que Bolitho lui jetait un regard soucieux : Lorsque le roi m’a fait cet honneur, par exemple – la voix était de plus en plus pâteuse, le traitement d’Allday faisait son effet – … Sa Majesté n’a pas quitté ses binocles verts et on dit qu’il ne reconnaît personne à deux pas sans l’aide d’une forte loupe.

Bolitho se rappelait le commentaire acerbe du général, comment il avait fallu guider la main royale. C’était peut-être plus vrai encore qu’il ne croyait. Inskip fit brusquement :

— Vous pensez que nous sommes en train de nous jeter dans un piège, n’est-ce pas ? – les effets combinés du rhum et du cognac le rendaient agressif : Mais comment cela serait-ce possible, et surtout : à quoi cela servirait-il ?

— On s’est arrangé pour nous faire prendre une semaine de retard. Et cela, à quoi cela servait-il ?

Inskip insista pourtant :

— Tout était secret et, de toute manière, que pourrait bien espérer faire l’ennemi en une semaine ?

— Lorsque cette goélette, la Pickle, est arrivée à Falmouth le 4 novembre, l’an passé, son commandant, le lieutenant de vaisseau Lapenotière, est celui qui le premier a annoncé en Angleterre la victoire de Trafalgar et la mort de Nelson.

Il vit que ses mots faisaient mouche, il était important qu’Inskip comprît de quoi il s’agissait.

— Et Lapenotière a pris des chevaux de poste pour aller de Falmouth à Londres, afin de prévenir l’Amirauté.

— Et ensuite ? – Inskip était en sueur, en dépit de cet air glacial.

— Il est arrivé à Londres le matin du 6. Tout ce chemin, et il n’a mis que deux jours. Alors, essayez d’imaginer ce que des espions français sont capables de faire en une semaine !

Il leva les yeux au ciel. Çà et là, les nuages déchirés laissaient apercevoir des teintes bleutées de glacier. Le timonier-chef cria :

— En route, au suroît, commandant !

— Au suroît, Sir Charles, reprit Bolitho, mais avec encore quatre cents bons milles à parcourir, à moins que – il aperçut Poland qui se dirigeait vers lui : Qu’y a-t-il ?

Poland se détourna légèrement comme pour éviter à ses commentaires d’arriver aux oreilles d’Inskip.

— Puis-je suggérer d’infléchir légèrement la route et devenir plus sud, sir Richard ?

Il s’était tourné vers l’horizon brumeux, les embruns passaient par-dessus la guibre comme des bouffées de vapeur.

— Cela nous rallongera, mais…

Bolitho le fixait sans broncher.

— Et nous perdrons également toute chance de retrouver La Fringante. Mais vous vous en doutiez déjà ?

Poland se permettait rarement une suggestion aussi précise de sa propre initiative, suggestion qui risquait de lui attirer une critique ou pis encore. Bolitho insista :

— Avez-vous quelque raison de mettre en doute les intentions du commandant Varian ?

Il lisait ses sentiments, son inquiétude sur son visage, comme à livre ouvert.

— Il est de votre devoir de m’en parler. On vous a confié les responsabilités du commandement, elles vous tiennent visiblement à cœur, et elles rendent ce devoir impératif !

Poland était pris au piège. Lorsqu’il était seul à son bord, il y était maître après Dieu. Face à un amiral dont le nom était connu par tout le pays, il se sentait soudain comme dépouillé de son pouvoir et sa sortie impulsive le mettait soudain en péril. Il finit par répondre timidement :

— J’ai servi sous les ordres de Varian, voilà quelques années. J’étais son second et je dois bien avouer que là-bas, aux Antilles, je ne voyais guère se profiler la moindre chance d’être promu, encore moins d’obtenir un commandement. A la demande du gouverneur, on nous avait envoyés d’urgence à la Jamaïque… des esclaves s’étaient révoltés, ce qui mettait en péril les habitants et les plantations.

Bolitho imaginait aisément la chose. Cela devait se passer du temps de la paix d’Amiens, cette période difficile au cours de laquelle beaucoup avaient espéré que la guerre était finie, que la France et ses alliés, tout comme l’Angleterre, s’étaient épuisés à ces combats sur terre et sur mer. A son poste de second, Poland avait dû voir dans cette opération une chance à saisir, comme un homme qui se noie aperçoit un morceau de liège.

— Je m’en souviens. Il y a eu de nombreux massacres, la répression a été terrible, à ce qu’on dit.

Mais Poland ne l’entendait pas.

— Un planteur nous avait fait dire que sa propriété était encerclée par une horde d’esclaves. L’endroit était profondément dans les terres, impossible d’utiliser l’artillerie. C’est pourquoi le commandant Varian m’a donné l’ordre de partir avec un détachement pour aller écraser les esclaves.

Il essuya ses lèvres d’un revers de manche, insensible à la présence de Jenour et de Williams qui se tenaient près de la lisse de dunette et observaient la scène.

— Une émeute ? Vous voulez rire ! Lorsque nous sommes arrivés, cela ressemblait davantage à une armée assoiffée de sang ! Il haussa les épaules : Les planteurs et leurs gens avaient été hachés menu, taillés en pièces… et leurs femmes, bon, elles avaient dû bénir la mort quand elle était enfin venue !

— Et Varian a levé l’ancre, ai-je bien compris ?

Poland avait l’air un peu hagard :

— Exactement, sir Richard. Il a cru qu’il allait subir le même sort que ces malheureux qui s’étaient fait massacrer. Varian ne supportait pas l’idée de subir un échec ou d’y être seulement un peu mêlé. Il a appareillé et a rendu compte à l’amiral qu’il avait perdu tout contact avec nous, qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité de nous porter assistance.

Il ajouta avec rage :

— Si quelques éléments de la milice n’étaient pas arrivés, il aurait eu également raison sur ce point !

— Ohé du pont ! La corvette envoie de la toile !

Poland avait les yeux vides, Bolitho se dit soudain qu’il n’avait peut-être pas entendu. Poland continua du même ton neutre :

— Varian n’a jamais participé à une bataille d’importance. Ce qu’il aimait, c’était la chasse aux contrebandiers et aux corsaires.

Il se reprit et regarda Bolitho, retrouvant un peu de sa raideur habituelle :

— J’aurais dû le dénoncer, je ne suis pas fier de ce que j’ai fait. Il m’a recommandé pour un commandement – il contempla le pont : On m’a donné le Truculent, et je n’ai rien dit.

Bolitho enfonça sa coiffure sur sa tête pour se donner le temps de réfléchir. Si la moitié de ce qu’il venait d’entendre était vrai, Varian était un danger pour tous ceux qui comptaient sur lui. Il songeait à La Fringante, postée au large du cap de Bonne-Espérance, à la fin atroce de la Miranda, à son bourreau qui avait pris la fuite.

C’était donc un lâche ?

— Ohé du pont !

Bolitho vit Jenour qui mettait sa main en visière et se tournait vers le croisillon de misaine.

— Voile devant, au vent !

Le regard de Poland allait alternativement de la tête de mât à Bolitho.

— Je suis désolé, sir Richard. J’ai parlé trop vite.

Il voyait sans doute déjà son seul et unique commandement lui glisser entre les doigts.

Inskip était tout essoufflé.

— Vous vous trompez tous les deux, bon sang ! – il s’essuya les yeux d’un grand coup de mouchoir : Je parie que La Fringante est aux trousses de ce fichu français !

— Ohé du pont ! La voix de la vigie était soudain plus forte, portée par le vent que déviaient les huniers : Frégate française, commandant !

Bolitho nota que de nombreux visages se tournaient vers lui et non vers leur commandant, cette fois-ci. Ainsi donc, La Fringante ne les avait pas attendus et, au lieu de cela, le piège était en train de se refermer. Bolitho se tourna vers Inskip qui était cramoisi et lui dit très calmement :

— Eh bien non, sir Charles. J’ai peur que nous ayons eu raison tous les deux – et s’adressant à Poland : Rappelez aux postes de combat, je vous prie !

— Ohé du pont ! Un des timoniers poussa un grognement en entendant la vigie crier : « Une seconde voile sur l’arrière de la première, commandant ! »

— La corvette montre ses couleurs !

Poland s’humecta les lèvres. Les deux bâtiments étaient en route de collision, un autre le prenait en chasse sur son arrière. Le vent venait de tribord, la côte danoise se trouvait de l’autre bord, toujours hors de vue. En quelques secondes, il venait de tout comprendre : les mâchoires qui se refermaient autour de lui, lui laissant le choix entre courir à la côte pour s’y échouer ou rester là et se faire submerger, tant les forces étaient inégales. Il se tourna vers son second, le regard lugubre :

— Rappelez l’équipage, monsieur Williams, et mettez aux postes de combat à votre convenance.

Les fifres coururent à leurs postes et ajustèrent leurs tambours sous l’œil d’un sergent de fusiliers qui leur signifia sa satisfaction d’un mouvement du menton.

Bolitho aperçut Allday traverser le pont, le coutelas négligemment passé dans la ceinture. Et Jenour, également, qui tâtait distraitement son sabre magnifique, l’air très déterminé. Les tambours commencèrent à battre le rappel.

Inskip lui dit, l’air hagard :

— Mais La Fringante va peut-être tout de même arriver ?

Personne ne releva, sa voix se perdait dans le battement des pieds nus, le claquement des souliers des fusiliers qui gagnaient la poupe, le fracas des portières de toile que l’on descendait dans les fonds pour dégager tous les obstacles. Inskip insista :

— Mais pourquoi cette démonstration de force ?

Sa voix se faisait suppliante.

Bolitho regardait les grands pavillons blancs monter à la corne et en tête de mât. Signe que le Truculent acceptait le défi. Il répondit enfin :

— Ils savaient, sir Charles. L’un des plus éminents envoyés de Sa Majesté, et un officier général en prime pour faire bonne mesure !

C’est exactement le genre de prétexte que recherchaient les Français. Si nous nous faisons prendre, Napoléon aura tout ce dont il a besoin pour discréditer les Danois, leur mettre sous le nez leurs conversations secrètes avec nous. Et il pourra ainsi affaiblir la position de la Suède, la résolution de la Russie à s’opposer à lui ! Mais bon sang, mon vieux, même un enfant comprendrait !

Inskip ne réagit pas à la violente sortie de Bolitho. Il regardait autour de lui, les canonniers, les hommes qui s’activaient aux palans, qui empoignaient leurs anspects pour préparer les pièces au combat. Puis il leva la tête et vit les filets que l’on gréait en travers du pont, d’un passavant à l’autre, pour protéger l’armement des pièces des débris et autres morceaux de gréement susceptibles de chuter. On était même en train de dessaisir les embarcations pour les abandonner à la dérive, charge au vainqueur de les récupérer.

Pour la plupart des marins, les canots représentaient l’ultime chance de survie et Bolitho en vit quelques-uns qui abandonnaient un instant leurs tâches pour regarder, il vit les sourires crispés des fusiliers qui jouaient distraitement avec leurs Brown Bess et leurs baïonnettes. Si on leur en donnait l’ordre, ils abattraient tout homme qui se laisserait aller à la panique ou tenterait de provoquer du désordre.

C’était toujours un sale moment, songeait Bolitho. Leur survie était en cause, sans doute ; mais le danger que présentaient des éclats de bois affûtés comme des rasoirs, arrachés des canots sur leur chantier, était bien pis encore. Williams salua en portant la main à sa coiffure, le regard fixe :

— Parés aux postes de combat, commandant.

Poland l’examina froidement avant de répondre :

— Cela a été bien exécuté, monsieur Williams.

Il regardait ailleurs, les rangées de canonniers alignés, des hommes qui, quelques instants plus tôt, ne songeaient guère qu’à la ration de rhum qui viendrait récompenser leurs efforts.

— Ne chargez pas, ne mettez pas en batterie pour l’instant – il se tourna vers Bolitho : Nous sommes parés, sir Richard.

Ses yeux clairs étaient vitreux, les yeux d’un mort. Inskip prit Bolitho par la manche.

— Vous allez les combattre ?

Il semblait incrédule.

Bolitho ne lui répondit pas.

— Hissez ma marque en tête de misaine, commandant. Je crois qu’il ne nous reste plus guère de secrets à préserver.

Les épaules d’Inskip se courbèrent sous ce dernier coup : c’était sans doute la meilleure réponse à sa question.

 

Une heure passa encore, le temps s’écoulait sans remords. Le ciel devenait plus clair et les nuages se déchiraient comme pour laisser la lumière inonder la scène. Mais le soleil ne dispensait aucune chaleur, les embruns qui volaient par-dessus les filets de branle garnis de hamacs pliés serré vous piquaient comme des aiguilles de glace.

Bolitho emprunta sa lunette à l’aspirant le plus ancien et se dirigea vers les haubans d’artimon. Il commença à grimper dans les enfléchures sans se presser puis s’arrêta, le temps de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il distinguait sans peine la frégate française qui menait la marche. Elle avait gardé le même cap, route de collision, toutes ses voiles gonflées au vent. Un gros bâtiment, quarante pièces ou plus à l’estime. Le grand pavillon tricolore flottait raide, comme une plaque de métal. Le second vaisseau était légèrement moins gros, mais de taille à se mesurer au Truculent. Il leva sa grosse lunette d’un geste décidé et attendit que l’image se précisât. La frégate semblait ainsi toute proche, il imaginait sans peine les voix, les palans des affûts qui grinçaient tandis que les canonniers attendaient impatiemment l’ordre de mettre en batterie. Tout autour de lui, le silence était perceptible, il savait bien que tous le regardaient tandis qu’il examinait ainsi l’ennemi. Les hommes pesaient leurs chances, essayaient de jauger son degré d’assurance. Le moindre indice d’hésitation leur ferait entrevoir la mort. Et les Français prenaient leur temps, alors qu’ils avaient établi toute la toile. S’il avait encore un espoir… il referma brusquement la lunette, irrité contre lui-même. Je ne dois jamais me laisser aller à penser ainsi, ou nous sommes perdus. Il redescendit sur le pont et rendit sa lunette à l’aspirant.

— Merci, monsieur Fellowes.

Il ne vit même pas l’air réjoui du jeune homme, tout content qu’il l’eût appelé par son nom, et s’approcha de Poland près duquel Inskip et son secrétaire, le sinistre Agnew, attendaient anxieusement son verdict. Bolitho les évita et s’adressa directement à Poland :

— Envoyez plus de toile, je vous prie – il jeta un coup d’œil aux vergues brassées et aux voiles élancées qui se découpaient sur le bleu délavé du ciel : Le vent a un peu faibli, je crois que vous ne risquez guère de casser du bois.

Il s’attendait à le voir protester, essayer de discuter, mais eut l’impression de deviner comme un soulagement dans les yeux de Poland lorsqu’il se retourna pour donner ses ordres à son second. Les sifflets se remirent à lancer leurs trilles et les hommes reprirent une fois de plus le chemin des hauts, agiles comme des singes. De la dunette où il était, Bolitho voyait la grand-vergue pliée comme un arc sous la pression du vent, les craquements et les raclements de la toile pouvaient s’entendre. On établissait les derniers cacatois encore ferlés pour donner un élan supplémentaire au bâtiment.

Poland arriva, haletant.

— Amiral ?

Bolitho le regarda, l’air grave. Cet homme-là n’était pas du genre à lâcher prise, quoi qu’il pût penser du combat qui se présentait et de son issue trop prévisible.

— Les Français vont appliquer leur méthode habituelle. Le vaisseau de tête se rapprochera jusqu’à être à portée de canon.

Poland suivait du regard le doigt qu’il pointait vers l’ennemi, comme s’il voyait déjà partir les éclairs blafards.

— Je suis convaincu que celui qui les commande va se montrer confiant, trop confiant peut-être.

— C’est ce que je ferais à sa place, marmonna Inskip.

Bolitho ne fit pas attention.

— Il va essayer de massacrer le Truculent, probablement à boulets ramés ou avec des boulets à chaînes. Dans ces cas-là, on attaque souvent des deux côtés à la fois.

Ses mots faisaient visiblement mouche.

— Mais il faut les en empêcher.

Poland sursauta en entendant une bouline lâcher dans un claquement sec comme un coup de pistolet, quelque part dans les hauts.

— Si nous les laissons monter à l’abordage, nous sommes cuits – et avec un mouvement de menton vers l’arrière : Et puis, nous avons toujours notre petit vautour qui guette les reliefs du festin.

— Et qu’allons-nous faire, sir Richard ? lui demanda Poland en s’humectant les lèvres.

Inskip le coupa :

— Si vous voulez mon avis, c’est sans espoir !

Bolitho se tourna vers lui :

— Eh bien justement, sir Charles, je ne vous le demande pas ! Si vous n’avez rien de plus intelligent à dire, je vous suggère de descendre dans l’entrepont : vous donnerez un coup de main au chirurgien !

Inskip rougit violemment sous le coup de la colère et Bolitho ajouta d’un ton amer :

— Si vous revoyez Londres un jour, je vous suggère d’expliquer à vos maîtres – et aux miens – ce qu’ils exigent des gens. Il balaya de la main les canonniers accroupis près de leurs pièces : Ce que ces hommes doivent endurer lorsqu’un vaisseau du roi rappelle aux postes de combat !

Lorsqu’il se retourna, Inskip avait disparu, ainsi que son secrétaire. Il sourit en voyant l’air surpris de Poland et lui dit :

— On est mieux entre nous, hein, commandant ?

Il se sentait plus calme, calme au point de ne plus sentir ses membres.

— Je vous ai demandé de renvoyer de la toile pour faire croire aux Français que nous tentons de leur échapper. Ils vont en faire autant, je les vois, ils mettent dessus leurs derniers torchons car il s’agit après tout d’une bonne prise. Des comploteurs anglais, une bien jolie frégate… Non, les Français ne peuvent vraiment pas manquer ça !

Poland hocha la tête, il commençait à comprendre.

— Vous avez l’intention de lofer puis de virer de bord, sir Richard ?

— Oui – et le prenant par le bras : Venez, allons faire quelques pas. L’ennemi ne sera pas à portée avant au moins une bonne demi-heure, si vous voulez mon avis. Cela m’a toujours fait du bien de me détendre les muscles, de me changer les idées.

Et il lui fit un grand sourire : il était important que les hommes du Truculent vissent leur commandant détendu. Il reprit :

— Il va falloir la jouer finement, réduire la voilure instantanément dès que la barre sera dessous. C’est alors que nous passerons entre les deux et nous les balaierons simultanément.

Poland hocha nerveusement la tête.

— Je les ai bien entraînés, sir Richard !

Bolitho mit ses mains dans son dos : voilà que cela recommençait, Poland prenait la mouche dès qu’il soupçonnait une critique. Il fallait absolument le convaincre, l’obliger à ne penser qu’à la manœuvre initiale.

— Puis-je vous faire une suggestion ? Vous devriez envoyer votre second près du mât de misaine, afin qu’il puisse veiller personnellement au bon pointage des pièces. Nous n’aurons pas droit à un second essai – et le voyant qui approuvait : Un officier plus jeune n’y suffirait pas.

Poland appela Williams et, tandis qu’ils discutaient tout en jetant des regards entendus à la pyramide de toile, Bolitho dit à Jenour :

— Ouvrez bien l’œil, Stephen. Son aide de camp cilla : La journée va être chaude, j’en ai bien peur.

Allday observait tous ces préparatifs si familiers en se massant le torse d’une main. Il remarqua au passage la tête que faisait le troisième lieutenant qui croisait Williams en regagnant l’arrière. Il voyait sans doute la preuve que l’on doutait de ses capacités dans le fait d’avoir été relevé de son poste à la batterie avant. Mais il allait bientôt en comprendre la raison, songea Allday. Et la proposition de Bolitho lui revint soudain à l’esprit.

Après tout, pourquoi pas : un modeste débit de bière dans les environs de Falmouth, une veuve aux joues bien roses qui s’en occuperait. Finis les dangers, finis les hurlements déchirants des boulets et des mourants, fini le fracas épouvantable des espars qui tombent. Et puis cette douleur, toujours cette douleur.

— Le vaisseau de tête met en batterie, commandant !

Après avoir jeté un rapide coup d’œil à Bolitho, Poland cria :

— Très bien, ouvrez les sabords. Chargez et mettez en batterie tribord !

Bolitho serrait les poings. Poland avait bien retenu : s’il avait fait mettre en batterie des deux bords, cela aurait renseigné l’ennemi sur ses intentions aussi sûrement que s’il avait fait un signal.

— Parés, commandant !

C’était Williams qui paraissait quelque peu déplacé à l’avant, alors qu’il aurait dû être sur la dunette.

— En batterie !

Grinçant et grognant comme des porcs, les dix-huit-livres du pont principal s’ébranlèrent pour gagner leur place dans les sabords. Les canonniers vérifiaient rapidement que le mouvement se faisait avec ensemble, pour que la bordée avançât d’un seul bloc.

Une explosion sinistre retentit et, quelques secondes plus tard, une mince gerbe s’éleva de la surface à environ cinquante yards par tribord avant. Un coup de réglage.

Poland se frotta le visage.

— Parés à virer ! monsieur Hull, soyez prêt !

Bolitho aperçut le second lieutenant, Munro, qui se dirigeait vers la table à cartes fixée près de la descente pour en ôter l’étui de toile. Il s’avança lentement, traversa le petit groupe serré autour de la roue, s’approcha des fusiliers qui attendaient près des drisses et des écoutes. Il savait qu’avec autant de toile au-dessus de la tête, la moindre fausse manœuvre pouvait les ensevelir sous une avalanche de débris.

Le jeune officier se raidit en voyant l’ombre de Bolitho passer sur le journal de bord grand ouvert où il venait de noter l’heure du premier coup de canon.

— Puis-je vous être utile, sir Richard ?

— Je cherchais simplement quel jour nous étions. Mais non, cela n’a pas d’importance.

Il s’éloigna, conscient de la présence d’Allday qui s’était rapproché. C’était son anniversaire – il effleura le médaillon à travers sa chemise : Puisse mon amour toujours te protéger.

Il avait l’impression qu’elle lui parlait. Poland baissa le bras :

— Envoyez !

En quelques secondes ou presque, les immenses voiles étaient brassées et ferlées sur leurs vergues, dévoilant la mer comme des rideaux qui s’ouvrent devant la scène au théâtre.

— La barre dessous ! Et vivement, bon Dieu !

On entendait des cris, des ordres, les hommes déhalaient sur les écoutes pour brasser les vergues carré. Le pont s’inclina fortement à la gîte à ce soudain changement de cap. Des canonniers laissaient là leurs pièces et se précipitaient de l’autre bord en renfort. Les mantelets s’ouvrirent, les gros dix-huit-livres s’ébranlèrent, aidés cette fois par l’inclinaison du pont. Les embruns volaient par les sabords et, au-dessus des filets, les servants découvrirent la frégate française qui surgissait devant leurs yeux étonnés, alors qu’elle était encore de l’autre bord l’instant d’avant.

— Dès que vous pouvez !

Le lieutenant de vaisseau Williams leva son sabre, courut à la caronade bâbord.

— Une guinée au premier qui fait mouche !

Un aspirant du nom de Brown reprit :

— Je double la mise, monsieur !

Ils éclatèrent de rire comme des gamins.

— Feu !

Toutes les pièces partirent en même temps et leur tonnerre couvrit celui de l’ennemi qui ripostait. Le commandant de la frégate s’était laissé surprendre, seule une moitié de ses pièces était en batterie alors que le Truculent se ruait sur lui. Ses voiles battaient dans le plus grand désordre, les gabiers se démenaient là-haut pour dégager ce fouillis et suivre l’exemple de l’adversaire.

Bolitho se tenait à l’arrière près de l’habitacle. Il sentit le pont trembler sous l’impact des premiers boulets dans la coque. Des gerbes jaillissaient à la surface de la mer, les boulets ramés destinés à leur mâture.

— Monsieur Williams, paré à tribord ! lui cria Poland.

Les servants se ruèrent de l’autre bord armer la batterie du bord opposé, comme ils s’y étaient entraînés tant de fois. Cette fois-ci, la distance était bien plus grande et le français se trouvait en inclinaison presque nulle. Les huniers battaient car son commandant tentait de virer de bord.

— Parés, les gars ! cria Williams, accroupi près des pièces de la première division.

Puis, fendant l’air de sa lame :

— Feu !

Bolitho retint son souffle. L’une après l’autre, de longues flammes orange jaillirent de la muraille. La bordée était parfaitement cadencée. Mais l’ennemi était pratiquement de face, situation assez défavorable lorsque l’on se trouvait encore à deux encablures. N’en croyant pas ses yeux, il vit pourtant le mât de misaine tomber lentement sur l’avant, comme poussé par le vent. Mais ce n’était pas tout. Le mât entraînait dans sa chute tout le gréement, enfléchures, manœuvres courantes puis, enfin, le hunier. Le gaillard d’avant disparut sous un amoncellement de débris. C’était sans doute un des derniers coups tirés qui avait fait but, mais cet unique boulet de dix-huit livres n’avait pas manqué son coup. Il se tourna vers Poland, qui avait le visage noir de fumée.

— Les choses se présentent mieux, n’est-ce pas, commandant ?

Des marins qui poussaient sur les anspects pour mettre en batterie les neuf-livres de la dunette l’entendirent et commencèrent à pousser des vivats.

Allday, que la fumée obligeait à plisser les yeux, observait la frégate de tête qui avait fini par reprendre de l’erre. Elle était bâbord amure et avait établi sa grand-voile, mais les autres étaient constellées de trous, résultats de la dernière bordée. Bolitho lui avait certes pris l’avantage du vent, mais rien de plus. Une chose au moins était certaine : Poland n’aurait jamais réussi une manœuvre pareille et il n’aurait pas seulement essayé. Il vit Bolitho lever les yeux pour observer les voiles, puis se tourner vers l’ennemi. C’était comme aux Saintes, à bord de la Phalarope, leur premier embarquement commun. Rien à faire, Bolitho resterait toujours le capitaine de frégate qu’il avait été. Son grade et sa position n’y faisaient rien. Allday regardait ces hommes qui criaient de joie, qui dansaient. Pauvres imbéciles. Ils allaient bientôt changer de musique. Il serra le poing sur le manche de son coutelas. Et voilà, nous y sommes.

Williams, les yeux rivés sur ses chefs de pièce, leva son sabre :

— Bâbord paré, commandant !

— Feu !

Sous l’effet du recul, le bâtiment se mit à trembler de toutes ses membrures. Une pâle fumée blanche s’échappait lentement vers l’ennemi. Le choc suivant ressemblait à ce que l’on éprouve en percutant un récif ou en s’enfonçant dans un banc de sable, si bien que les hommes se regardèrent un moment avant de comprendre. La bordée ennemie venait de s’écraser sur la muraille et de ravager le gréement. Les filets dégringolaient, emplis de débris divers, de cordages, de poulies. Un fusilier tombait de la hune, il ricocha pour rebondir enfin dans le filet, juste au-dessus d’une pièce.

La fumée faisait tousser Bolitho, il eut une brève pensée pour Inskip, réfugié tout là-bas dans la pénombre de l’entrepont. On devait descendre les premiers blessés. Il jeta un coup d’œil au cadavre du fusilier. C’était un miracle que rien de vital n’eût été touché.

Jenour, encore sous le choc, s’essuyait les yeux d’un revers de manche.

— Commandant, préparez-vous à changer de route, je vous prie. Nous allons venir plein ouest !

Mais lorsque la fumée commença à se dissiper, il vit que Poland était tombé, une jambe repliée sous lui. Il étreignait sa gorge à deux mains comme pour essayer de contenir le sang qui coulait sur sa vareuse. Il s’agenouilla près de lui.

— Allez chercher le chirurgien !

Mais Poland hocha la tête si énergiquement que Bolitho aperçut la blessure béante qu’il avait à la nuque. On voyait le gros morceau de métal qui l’avait touché à mort. Il agonisait, baignant dans son sang et il essayait d’articuler quelques mots.

Le lieutenant de vaisseau Munro arriva, pâle comme la mort.

Bolitho se releva très lentement avant de se tourner vers l’ennemi.

— Votre commandant est mort, monsieur Munro. Prévenez les autres.

Il baissa les yeux sur Poland, ses traits étaient torturés. Même dans la mort, son regard était furibond. Le voir ainsi mourir, l’injure à la bouche, était terrible. Il avait sans doute été seul à entendre ses derniers mots.

Et ses derniers mots en ce bas monde avaient été : Dieu damne Varian, ce salopard, ce lâche !

Bolitho s’aperçut que Williams le regardait. Il avait perdu sa coiffure et serrait convulsivement la poignée de son sabre.

Bolitho attendit qu’un marin eût recouvert le cadavre d’un bout de toile, puis gagna la lisse de dunette comme il l’avait si souvent fait par le passé. Il songeait au cri désespéré de Poland et hurla presque : Et que je sois damné, moi aussi ! Une seconde bordée passa.

— La corvette se rapproche, amiral ! cria Jenour d’une voix rauque.

— Je vois. Prévenez la batterie tribord ainsi que les fusiliers dans les hauts. Personne ne posera un pied à bord de ce bâtiment ! – et se tournant vers lui, il répéta comme un fou : Personne !

Jenour détourna les yeux à grand-peine et héla un quartier-maître bosco. Mais, pendant ces quelques secondes, il avait découvert un Bolitho qu’il n’avait encore jamais vu. Un homme qui acceptait son destin et avait décidé de l’affronter. Un homme sans peur, sans haine et peut-être même sans espoir. Puis Bolitho, oubliant la fumée, s’était tourné vers son maître d’hôtel. Ils avaient échangé un regard d’une telle intensité qu’on en oubliait tout le reste, la mort qui rôdait et le danger. Ils échangèrent un sourire, les tirs reprenaient, mais Jenour essaya de graver dans sa mémoire cette expression, ce furtif échange entre eux. S’il fallait absolument y trouver quelque chose, c’était sans doute comme une demande de pardon.

L’attitude de Jenour n’avait pas échappé à Bolitho, mais il n’eut guère le loisir de s’y attarder. Les pièces reprirent le tir, les affûts reculèrent dans les bragues. Les servants, bondissant comme de beaux diables, écouvillonnaient les gueules fumantes, introduisaient la gargousse puis le terrifiant boulet noir. Les dos nus étaient noirs de suie, une suie dans laquelle la sueur dessinait de petits ruisseaux clairs en dépit du vent et des embruns.

Le pont était couvert de sang et strié çà et là de sillons noirâtres qui tranchaient sur ce plancher d’habitude très clair, là où les boulets avaient frappé. A bâbord, un des dix-huit-livres avait rompu ses palans et un servant s’était fait prendre sous l’énorme masse. Sa chair grésillait au contact du fût brûlant. On avait déjà tiré à l’écart les blessés pour permettre aux mousses qui ravitaillaient les pièces de passer avec leurs gargousses. Ces petits garçons n’osaient pas même lever les yeux, ils déposaient leur charge et passaient à la suivante.

Deux cadavres, si mutilés qu’ils n’avaient plus forme humaine, furent projetés par-dessus les filets avant de tomber à la mer. Un enterrement aussi cruel que la mort qu’ils venaient de subir…

Bolitho arracha une lunette de son râtelier et la pointa sur la frégate. Il la regarda intensément, à s’en faire mal aux yeux. Tout comme le Truculent, elle avait encaissé de nombreux coups, ses voiles étaient percées de toutes parts et quelques lambeaux s’envolaient, arrachés par le vent. Des débris de gréement, des tronçons d’espars pendaient dans le vide comme de grandes lianes arrachées, mais la frégate tirait toujours de tous ses sabords, Bolitho sentait le choc des boulets dans les œuvres vives. Pendant les rares moments de répit, moments que les hommes mettaient à profit pour s’activer comme des diables, on entendait le claquement des archipompes. Bolitho s’attendait presque à entendre la voix sèche de Poland, pressant l’un de ses officiers de harceler les hommes.

Il orienta la lunette sur la poupe de la frégate et s’aperçut alors que son commandant l’observait lui aussi. Déplaçant légèrement l’instrument, il découvrit autour de la roue des morts et des mourants : les boulets de Williams, tirés à la double, avaient fait là une moisson terrible.

Il fallait pourtant lui asséner des coups décisifs, la ralentir avant qu’elle pût trouver elle-même une faille dans les défenses du Truculent.

Laissant sa lunette, il cria à Williams :

— Pointez sur l’arrière du grand-mât et tirez quand vous serez sur la crête !

La moitié de sa phrase se perdit dans le vacarme, une nouvelle bordée était partie. Un officier marinier l’entendit pourtant et, après lui avoir fait signe qu’il avait compris, se précipita dans la fumée pour transmettre ses ordres au second.

Williams, toutes dents dehors, se tourna vers l’arrière et hocha la tête. Voyait-il dans la mort de son commandant l’espoir d’une promotion prochaine, comme l’avait fait Poland en son temps ? Ou bien était-il simplement hanté par l’imminence de sa propre fin ?

Des débris de passavant commencèrent à voler, répandant les branles déchiquetés comme des marionnettes décapitées. Des morceaux de métal tintaient sur les pièces, des hommes tombaient, cloués sur le pont par les éclis, et se débattaient dans leur propre sang. L’un d’eux était ce jeune aspirant, Brown, que Bolitho avait surpris un peu plus tôt en train de plaisanter avec le second. Il traversa jusqu’à l’autre bord, la moitié de la figure emportée.

Bolitho s’accrochait désespérément aux images de Falmouth. En avait-il vu là-bas, de ces stèles commémoratives. Ce jeune garçon, quatorze ans, aurait probablement droit à la sienne lorsqu’ils rentreraient en Angleterre. Il est mort pour l’honneur de son roi et pour sa patrie. Mais qu’auraient pensé ses proches, s’ils avaient su l’honneur de sa mort ?

— Allez, encore une fois, sur la crête !

Bolitho recula un peu, les canons grondèrent. A bord du français, quelques espars tombèrent du mât d’artimon, l’un des huniers était réduit en lambeaux. Mais il arborait toujours ses couleurs et son tir n’avait rien perdu de sa vigueur.

— Sir Richard, cria Munro, il se rapproche toujours !

Bolitho lui fit signe qu’il avait vu et dut fermer les yeux, un boulet passé par un sabord avait coupé en deux un fusilier de faction devant le grand panneau. L’aspirant Fellowes mit la main sur la bouche pour s’empêcher de crier et de hurler devant ce spectacle – qui l’en eût blâmé ?

Munro lâcha sa lunette :

— La frégate est toujours à la dérive, sir Richard, mais ils sont en train de remettre de l’ordre sur le pont.

— Oui, et si elle parvient ici avant que nous ayons achevé de réduire celle-ci…

Il entendit un énorme craquement dans son dos, des éclis passèrent en sifflant avant de se ficher dans le bois. Il sentit quelque chose le heurter à l’épaule gauche et tomber sur le pont après lui avoir arraché son épaulette. Un pied de mieux, ce morceau de ferraille lui aurait transpercé le cœur. Munro s’effondra en portant la main sous sa vareuse, il se pencha pour essayer de le retenir. Il hoquetait comme s’il avait été blessé au ventre et, lorsque Bolitho essaya de lui écarter la main, il vit qu’elle était pleine de sang, l’hémorragie souillait son pantalon et son gilet blanc. Allday le prit pour l’allonger sur le pont.

— Ça va aller, dit Bolitho au blessé, le chirurgien va venir.

Les yeux écarquillés, l’officier regardait le ciel bleu, comme s’il ne pouvait croire à ce qu’il lui arrivait. Il lâcha d’une voix hachée :

— Non, amiral, non, je vous en prie…

Un regain de souffrance le fit hoqueter, du sang suintait à la commissure des lèvres :

— Je… je veux rester ici, je veux voir…

Allday se redressa et dit en maugréant :

— Il est cuit, sir Richard, il a été touché à mort.

Un homme suppliait qu’on vînt le secourir, un autre hurlait de douleur, les boulets continuaient de pleuvoir sur le bordé et à travers le gréement. Mais Bolitho était paralysé. Voilà que tout recommençait : le dernier combat de l’Hypérion, il tenait la main d’un mourant, un marin qui lui demandait : mais pourquoi moi ? alors que la mort venait le prendre. Il s’agenouilla, presque à contrecœur, prit la main de Munro et la serra très fort, attendant qu’il fût passé.

— Très bien, monsieur Munro, vous restez avec moi.

Allday poussa un gros soupir. Les yeux de Munro qui l’instant d’avant, regardaient si intensément Bolitho, ces yeux étaient figés, pleins d’incompréhension. Et toujours cette souffrance.

Hull, leur pilote qui venait de mener son combat de son côté contre la mer et la barre, cria de sa voix rauque :

— La corvette prend l’autre en remorque, amiral !

Bolitho fit volte-face et remarqua au passage que Jenour ne pouvait détacher les yeux du cadavre de Munro. Peut-être s’imaginait-il à sa place ? Ou bien encore, les imaginait-il eux tous ?

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

Il reprit sa lunette et manqua laisser échapper un cri à l’arrivée d’une bordée en désordre. Ce bruit terrifiant lui vrillait la tête.

Il découvrit alors les deux bâtiments derrière le rideau de fumée qui se dissipait, des embarcations qui passaient une remorque. Des signaux flottaient aux vergues de la corvette et, lorsque Bolitho se tourna vers celui avec lequel ils étaient aux prises, il vit que lui aussi arborait une volée de pavillons au-dessus de ses pièces fumantes. Apparemment, il n’avait aucune envie de rompre : pourquoi alors cette remorque ? Son cerveau ne comprenait plus rien à rien, il refusait tout simplement de répondre, de fonctionner. Il entendit la voix de Williams qui criait :

— Bâbord, paré ! Doucement les gars !

Il lui rappelait Keen, à bord de l’Hypérion calmant ses hommes comme on flatte un cheval trop nerveux.

Les vergues du français commencèrent à pivoter et, comme par magie, des voiles intactes prirent le vent au-dessus des lambeaux de celles qui étaient établies. Jenour cria, comme quelqu’un qui ne veut pas y croire :

— Il vire de bord !

— Monsieur Williams, ordonna Bolitho, les mains en porte-voix, balayez-moi sa poupe pendant qu’il vire !

Allday n’en croyait pas ses yeux, lui non plus :

— Il rompt le combat ! Mais pourquoi donc ? Il était en état de continuer !

Il se fit un silence soudain, seulement rompu par les ordres secs des chefs de pièce et les claquements des pompes. Et puis ce cri qui venait d’en haut, était-ce une vigie ? un fusilier ? Nul ne le savait :

— Ohé du pont ! Voile au vent, droit devant !

Le français virait de bord et prenait de l’erre, les pâles rayons du soleil se reflétaient dans ses fenêtres de poupe en miettes. On voyait les ravages causés par la caronade de Williams, ce premier coup qui avait fait but et coûté deux guinées à un aspirant. Un peu plus bas, sur le tableau peint en rouge, son nom qui leur apparaissait pour la première fois : L’Intrépide.

— Monsieur Lancer, grimpez là-haut, lui ordonna Bolitho. Je veux savoir qui est ce nouveau venu !

L’enseigne, les yeux hagards, répondit d’un signe et se précipita vers les enfléchures. Il hésita une seconde au départ d’une bordée puis se lança dans son escalade comme s’il avait le diable aux trousses. Allday s’exclama :

— Cet enfant de salaud envoie de la toile !

Les servants s’écartèrent de leurs canons fumants, déconcertés par ce qu’il se passait. Des blessés se traînaient sur le pont, demandant des secours d’une voix suppliante, mais il n’y avait personne pour leur répondre.

— Attention, cria Bolitho, il met ses pièces de retraite en batterie !

Il avait remarqué tout d’un coup les deux sabords grands ouverts qui venaient de démasquer les gueules pointées droit sur le Truculent, alors que la distance commençait à être assez considérable.

— Paré sur le pont ! répondit Williams.

Quant à Lancer, comme inconscient du danger et de la bataille qui se déroulait sous ses pieds, il annonça au milieu du silence qui s’était fait :

— Il montre son indicatif, amiral !

— Crédieu, murmura Allday d’une voix amère, c’est La Fringante. Mais elle arrive trop tard.

Pourtant, il avait tort. Lancer, qui essayait de se débattre avec sa lunette et le livre des signaux, sembla hésiter.

— L’Anémone, un trente-huit – sa voix tremblait : Commandant Bolitho.

C’est à ce moment que L’Intrépide tira un premier coup de pièce de retraite, puis le second. Un boulet s’écrasa sur la dunette, faucha deux timoniers dont le sang éclaboussa Hull, avant d’aller frapper la lisse de couronnement. Le second boulet toucha le mât de perroquet de fougue, entraînant la chute d’un amas d’espars et de poulies. C’était miracle que Lancer n’eût pas été entraîné avec les débris.

Bolitho prit conscience qu’il tombait avant de ressentir une douleur soudaine. Il en était encore à la dernière annonce de Lancer, il essaya désespérément de s’accrocher, en vain.

Il sentit des mains qui essayaient de le soutenir, des mains à la fois inquiètes et douces. Il entendit la voix anxieuse d’Allday :

— Du calme, commandant ! – il l’appelait comme dans le temps : C’est une poulie qui est tombée.

Puis une autre voix dans un semi-brouillard, le chirurgien. Mais cela fait combien de temps que je suis allongé là ?

Il sentit des doigts qui exploraient sa nuque puis quelqu’un qui déclarait, soulagé :

— Rien de grave, sir Richard, mais c’est passé à deux doigts. Une poulie de cette taille vous fendrait un crâne comme une noix !

Des hommes se mirent à pousser des vivats, il avait l’impression que d’autres sanglotaient. Il laissa Jenour et Allday le remettre sur pieds.

Il avait mal à présent, il se sentit pris d’une nausée. Il tâta prudemment ses cheveux et découvrit l’endroit où il avait reçu ce coup. Il se frotta les yeux et tomba soudain sur Munro qui, les yeux vides, semblait le regarder intensément. A l’avant, Williams hurlait :

— C’est une frégate de chez nous les gars ! On a gagné !

— Quelque chose qui ne va pas, amiral ? lui demanda Allday à voix basse.

Bolitho avait la main sur son œil gauche et essayait de s’éclaircir les idées. Adam était venu, il les avait sauvés. Il se tourna enfin vers Allday, comme s’il venait d’entendre sa question.

— J’ai vu une espèce d’éclair.

— Un éclair, sir Richard ? je ne suis pas sûr que j’comprenions.

— Un éclair dans l’œil.

Il laissa tomber sa main et se tourna vers les deux vaisseaux français qui s’éloignaient après avoir laissé échapper une victoire certaine.

— Je n’arrive pas à les voir – et se tournant vers Allday : Mon œil ! Ce coup que j’ai reçu, cela a dû me faire du mal.

Allday le regardait, l’air totalement abattu. Bolitho voulait l’entendre dire que cela ne durerait pas, que ce n’était pas grave.

— J’vais aller vous chercher un verre, amiral. Et faut dire que j’vous accompagnerais bien.

Il se pencha pour saisir impulsivement Bolitho par le bras, comme il l’aurait fait avec un camarade, un égal. Mais il se retint au dernier moment. Il reprit d’une voix lasse :

— Vous ne bougez pas d’ici, sir Richard. Vous allez avoir de l’aide. L’commandant Adam nous a vus, ça c’est sûr – puis se tournant vers Jenour : Restez avec lui. Faites-le pour nous tous, vous comprenez ?

Il se fraya un passage entre les morts et les mourants, entre les canons désemparés. Le pont était rouge de tout le sang versé.

C’était leur métier, pas moyen d’y couper. Tout le reste n’était qu’un rêve.

Un homme hurlait de douleur.

Toute cette souffrance.

 

Un seul vainqueur
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